Quand Chantal m’a tendu sa joue, très naturellement, j’y ai déposé un baiser distrait en lui disant « à vendredi... » et puis, j’ai dévalé les vieilles marches bancales, au même rythme que d’habitude.
Ce n’est qu’une fois franchi le porche que j’ai senti cette vague de joie sous-jacente prendre corps et m’envahir tout entier. J’ai dû faire un effort sur moi-même pour me composer un visage impassible. Chaque claquement de mes semelles, sur le bitume du trottoir, martelait ces trois syllabes « PLUS... JA... MAIS... » et chaque pas me rapprochait de ma nouvelle vie.
Je me suis demandé si Chantal aurait du chagrin. Elle en est bien capable... Au début, surtout ! Après, elle touchera l’argent de l’assurance et tout s’arrangera. J’ai ma conscience pour moi, je ne la laisse pas dans le besoin. Elle et les enfants ne manqueront de rien et, à moi, aucun d’eux ne manquera !
Je suis monté dans ma vieille Lada, un peu ému en réalisant que c’était mon dernier voyage. Ce métier de voyageur de commerce, je le troquais sans regret contre une place de rentier ! Enfin, soyons juste, sans ce métier, jamais je n’aurais soupçonné l’existence d’Alban.
Comme on touche un talisman, j’effleure son portefeuille, au fond de ma poche. Alban de Saint-Evrard... Voilà un homme qui avait eu de la chance. Mais, c’est bien connu, tout comme la terre, la chance tourne !
La première fois que je l’ai vu, c’était sur le parking d’un supermarché à Courville. J’avais échoué dans ce coin perdu, au hasard de mes prospections. Il était midi et comme je n’avais pas les moyens de me payer un restaurant, j’étais allé faire quelques achats alimentaires.
Je rangeais mon caddie quand je l’ai aperçu qui sortait de sa Mercedes. Au premier coup d’œil, j’ai été saisi ! C’était hallucinant, j’avais l’impression de me contempler dans un miroir. Cet homme était mon portrait craché !
Il fallait que je lui parle ! Fasciné, je m’approchais de lui quand un mendiant l’a abordé. La façon dont mon sosie l’a envoyé paître m’a cloué sur place. Pas que je sois particulièrement généreux ou altruiste ! Mais il y avait un tel mépris dans son expression que je me suis moi-même senti diminué. J’ai pris conscience de mon costume élimé, de mes chaussures usées et j’ai compris que ce gars-là n’était pas prêt à tolérer la moindre ressemblance entre nous.
J’ai regagné ma voiture. Ça tourbillonnait ferme dans ma boîte crânienne ! Je n’arrêtais pas de penser qu’une ressemblance pareille, chez deux étrangers, ça n’existe pas !
Moi, je suis un enfant de la Ddass, je n’ai jamais connu ma famille. Et si ce type était mon cousin ? Mon frère ?
Le lendemain, je suis revenu... Et le surlendemain... Et ainsi de suite, jusqu’à ce que je le retrouve. Je l’ai suivi... Je l’ai regardé vivre... Plus je l’observais et plus ça me paraissait évident. Nos dissemblances n’étaient que le résultat d’existences dissemblables. Un manoir au fond d’un parc entouré de hauts murs, une belle voiture, des vêtements luxueux, une certaine aisance dans le geste... Tout ce qui le caractérisait et que j’étais loin de posséder... Voilà en quoi résidaient nos différences !
Ce vendredi-là, je suis rentré à Aubervilliers. J’ai retrouvé l’escalier qui sent le graillon, Chantal qui n’arrête pas de grossir, les enfants et leurs mauvais carnets scolaires...
Le lundi, j’ai repris la route avec soulagement... Direction Courville ! Discrètement, j’ai mené l’enquête. Alban de Saint-Evrard devenait mon obsession. J’y ai mis le temps, mais j’ai tout appris sur lui !
Chaque fin de semaine, je rentrais chez moi. Mais plus le temps passait, et plus ma vie me semblait odieuse. Chantal m’horripilait. Je ne pouvais m’empêcher de la comparer à la superbe blonde que j’avais aperçue au bras d’Alban. Autant le dire, j’ai vraiment eu envie de tuer ma femme ! Ce n’est même pas le fait que les enfants aient encore besoin de leur mère qui m’a retenu. Non, c’est plutôt la crainte qu’en tant que mari, je sois le premier soupçonné !
Et puis, qu’est-ce que ça m’aurait apporté ? Ça n’aurait rien changé à ma vie ! Je demeurais Lucien Truchard, un minable représentant de commerce et pendant ce temps-là, l’autre avait le château, la blonde et la belle vie !
Et l’autre... C’était mon frère ! Mes investigations m’avaient permis d’apprendre que les Saint-Evrard, désespérant de ne pouvoir mettre au monde une descendance, s’étaient, sur le tard, résignés à adopter un enfant ! Ils lui avaient tout donné. Leur nom, leur fortune... Nous étions deux bébés abandonnés, deux jumeaux à n’en pas douter ! Pourquoi lui ?
Je me suis mis à le haïr. Cette haine a atteint son paroxysme, le jour où je l’ai vu rabrouer la belle blonde. Moi, je fantasmais nuit et jour sur cette femme et lui s’en souciait comme d’une guigne ! J’ai vu la blonde pleurer et j’ai serré les poings. La semaine suivante, Alban s’était choisi une nouvelle amie. Il n’en a pas profité longtemps !
Dors bien, Alban de Saint-Evrard... Dors dans le coffre de ma vieille Lada !
Ce matin, je n’ai eu aucun mal à me cacher dans son grand parc. Je l’ai surpris au moment où il ouvrait sa porte. D’un geste précis, j’ai abattu un gros pavé sur sa nuque bien coiffée. Ensuite, je n’ai eu qu’à tasser le corps dans mon coffre et puis j’ai caché la Mercedes dans un bois. Je l’ai recouverte de branchages et je suis revenu à pied jusqu’au manoir. J’y ai récupéré ma voiture pour la conduire jusqu’au point stratégique où j’avais laissé la Mercedes, à deux pas d’un virage en épingle à cheveux.
C’est là qu’on retrouvera Lucien Truchard, au volant de sa Lada bien encastrée dans un gros chêne. Et dire qu’à quelques kilomètres de là, un client l’attend pour signer un gros contrat. Décidément, il n’a jamais eu de chance ce pauvre Lucien !
Tout à l’heure, en pénétrant dans mon manoir, j’étais aussi excité qu’un enfant le soir de Noël. A présent, bien calé dans mon fauteuil Chesterfield, un verre de cognac à la main, je rêvasse devant ma télé grand écran... Demain, je visiterai les lieux pour bien m’en imprégner et puis... J’appellerai la blonde... Sylvia...
La sonnerie de la grille d’entrée me fait sursauter ! Un regard sur l’écran vidéo... La police ? Je déverrouille les sécurités. Les flics investissent mon domaine. Je m’insurge : Messieurs, vous faites erreur... Je suis Alban de Saint-Evrard !
De l’escalier de la cave, ils remontent un corps... La blonde... Ce salaud l’a étranglée...
Le commissaire à l’air gêné.
- Monsieur de Saint-Evrard, je vous arrête pour le meurtre de Sylvia Dautiers... Votre maîtresse...
Fin
Voir le film de Jacques Borel tiré de la nouvelle « La vie de château »