La fête était terminée. Les vingt ans de Sébastien avaient été dignement arrosés. A présent, le jour se levait et les visages reflétaient les stigmates de la fatigue.
Conscients de leurs responsabilités, les garçons s’organisaient pour raccompagner les filles chez elles. Avec ce fou sadique qui faisait la une des journaux depuis quelque temps, il n’était pas question de les laisser rentrer seules.
Les motos commencèrent à pétarader, déchaînant les injures d’un voisin réveillé en sursaut. Muriel était déjà installée à califourchon derrière Pascal lorsqu’elle s’écria :
- Quelle imbécile ! J’ai pas emporté mon casque hier soir !
Galant homme, son copain s’empressa de lui tendre le sien. Elle allait s’en coiffer mais fut saisie d’un scrupule.
- Non, c’est pas sérieux. Tu ne peux pas non plus rouler tête nue !
- Ça m’est arrivé plus d’une fois, figure-toi ! répondit le garçon.
- Peut-être, mais pas en ma présence. Et puis, on a pas mal bu cette nuit. Parfois, il suffit d’un rien... S’il t’arrivait quelque chose, je ne me le pardonnerais pas.
Désemparée, elle regardait autour d’elle, mais les rares copains équipés de voitures étaient déjà partis. Il y avait bien Julien, mais elle ne l’appréciait pas trop ! De tous leurs potes, il était le seul à se montrer souvent irrespectueux envers les filles.
- Je vais rentrer en métro, décida-t-elle.
- Si tu tiens à prendre le métro, je viens avec toi, répliqua Pascal.
- Mais non ! Ce serait trop débile !
C’est à ce moment-là que Julien s’approcha d’eux.
- Vous avez un problème ?
Ils lui exposèrent la situation.
- Je te raccompagne, tu ne vas pas rentrer seule... Avec Jack l’éventreur qui rôde dans les parages ! dit-il.
Pour ne pas inquiéter Pascal, Muriel accepta l’invitation.
Un dernier baiser et Pascal enfourcha son destrier d’acier. Muriel rejoignit Julien dans sa voiture. Ensemble, ils regardèrent le feu arrière de la moto disparaître au tournant de la rue. Muriel en ressentit un petit pincement au cœur, comme à chaque séparation.
- Et voilà, enfin seuls ! s’exclama Julien en la fixant droit dans les yeux.
Elle crut à une plaisanterie et lui dit simplement :
- C’était vraiment une belle fête... Mais à présent, je ne suis pas mécontente de regagner mon dodo !
- Tu me donne des idées, en parlant de dodo ! répliqua-t-il.
Muriel ne répondit pas. Elle connaissait trop bien Julien et ne voulait pas entrer dans son jeu.
Soudain, il l’enlaça brutalement, en murmurant d’une voix rauque :
- Et en parlant de fête, je te ferais bien la tienne !
Elle le repoussa violemment et se leva d’un bond.
- Ça ne va pas ! Qu’est-ce qui te prend ? Si tu ne supportes pas l’alcool, il fallait t’abstenir ! En attendant, ciao ! Moi je prends le métro.
Furieuse, elle claqua la portière et s’éloigna d’une démarche décidée. Elle ne tenait pas à ce qu’il la suive. Elle fut soulagée en entendant l’indélicat démarrer dans un crissement de pneus rageur. « Bon débarras ! » pensa-t-elle.
Comme elle arrivait à la station, l’employé de la RATP ouvrait la grille. « Parfait, j’aurai le premier métro... »
Elle attendait depuis environ deux minutes sur le quai désert, quand un homme surgit derrière elle. Elle sursauta car elle ne l’avait pas entendu arriver.
Il avait un visage très pâle et une bouche rouge et luisante. Avant même qu’il ait prononcé une parole, elle se sentit très mal à l’aise.
« Ne t’affoles pas, ma fille, se dit-elle. La première rame ne va pas tarder. Deux stations jusqu’à la Croix de Chavaux, ce n’est pas la mer à boire ! »
Cependant, l’homme s’approchait subrepticement et, remuant à peine les lèvres, il se mit à susurrer des invites obscènes.
Muriel crut que la panique allait la gagner. Le fou sadique ! Celui qui lacérait ses victimes à grands coups de couteau, c’était certainement lui ! Elle allait s’élancer vers l’escalier, rejoindre au plus vite le chef de station, quand la rame tant attendue entra en gare.
Elle hésita un court instant puis, prestement, sauta dans le wagon. Le satyre avait utilisé l’autre porte. Mais il était là, à deux pas d’elle, et la regardait toujours d’un air salace.
Du regard, elle rechercha de l’aide. Dans un coin du compartiment, elle remarqua un homme. La trentaine environ, un beau visage viril et des vêtements bien coupés. D’un pas alerte, elle se dirigea droit vers lui.
- Je vous en prie... Il y a ce type horrible qui me suit... Faites comme si vous me connaissiez ! supplia-t-elle à voix basse.
Il accepta de bonne grâce le rôle de chevalier servant et se présenta, il s’appelait Didier. Par chance, il descendait à la même station qu’elle !
Muriel sentit, avec soulagement, les battements de son cœur reprendre leur vitesse de croisière.
Une fois descendus du métro, Muriel et son compagnon se retournèrent pour voir la tête que faisait le satyre. Il avait l’air frustré que sa proie lui échappe.
Pour mieux le faire bisquer, Didier lui lança un magistral bras d’honneur qui parut mettre un comble à l’exaspération de l’affreux bonhomme.
Ce geste éveilla pourtant, en Muriel, un sentiment mitigé. Inconsciemment, elle nota qu’une telle attitude cadrait mal avec l’aspect si distingué de Didier...
Le petit matin blême s’étendait sur Montreuil et le bistrot du coin avait déjà ouvert ses portes. Didier proposa le verre de l’amitié. Muriel accepta, elle se sentait enfin en sécurité, arrivée à bon port.
Dans le bar, le patron avait allumé la télé. C’était les informations et justement, on parlait du « Monstre de la Seine-Saint-Denis ».
« ...la dernière victime, Solange Bertet, était une jeune fille très réservée. Pour qu’elle ait accepté de suivre son bourreau, il fallait qu’il lui inspirât une réelle confiance... »
Muriel sentit une main de fer lui broyer l’estomac. « Quelqu’un qui inspire confiance... Un bel homme, bien habillé, courtois... Un homme comme Didier... ». Rassemblant tout son courage, elle se tourna très naturellement vers lui.
- Excusez-moi un instant, je vais aux lavabos...
Elle connaissait bien ce bar, elle habitait tout près .À côté des toilettes, elle savait qu’il y avait une porte donnant sur la rue !
« Ouf ! Je l’ai échappé belle ! » se dit-elle en atteignant le trottoir.
Et, comble de soulagement, elle aperçut un jeune agent de police. Elle se précipita vers lui, il fallait qu’elle expose ses angoisses à quelqu’un !
L’agent lui sourit gentiment. Au fond de la poche de son blouson bleu, il caressait la lame froide du couteau. « Décidément, se dit-il, j’étais bien inspiré quand j’ai dérobé ce costume dans le pressing où travaille Maman... Le prestige de l’uniforme, il n’y a que ça de vrai... »
Fin
Voir le film de Jacques Borel tiré de la nouvelle « De Charybde en Scylla »