L'auberge des deux routes, une belle histoire d'amour







NOUVELLE SENTIMENTALE


L'AUBERGE DES DEUX ROUTES
Une histoire d'amour par Jocelyne duparc

Une main fine s’agita quelques instants à la fenêtre puis le semi-remorque fut happé par le flot dense de la circulation. Benoît continua à fixer la route bien après que les feux arrière du lourd véhicule eurent disparu à l’horizon. Il poussa un profond soupir et regagna la grande salle du restaurant. Il éprouvait toujours la même émotion à voir s’éloigner la jeune fille.

Cinq ans plus tôt, il était lui-même chauffeur poids lourd. Au cours de ses nombreux déplacements, il s’était lié d’amitié avec l’ancien propriétaire de l’auberge. Quand celui-ci, désireux de prendre sa retraite, lui proposa la succession de l’affaire, Benoît n’hésita pas longtemps. Il possédait déjà quelques économies et un emprunt auprès de sa banque lui permit de réaliser la transaction.
L’hôtel qui comptait une dizaine de chambres, avait bonne réputation et le restaurant était spacieux. Pour compléter le décor, Benoît fit installer une vaste cheminée qui donnait à la salle une touche campagnarde et chaleureuse.
Le bâtiment était flanqué d’un immense parking et l’ancien propriétaire avait exploité la situation en offrant, pour le déjeuner, un menu à prix étudiés. Cela convenait parfaitement aux chauffeurs de poids-lourds qui pouvaient facilement garer leurs véhicules.

Benoît avait maintenu la tradition et c’est ainsi qu’un beau matin, il l’avait vue descendre de son engin. Étroitement moulée dans un jean délavé, ses longs cheveux bruns ébouriffés par le vent de la route, elle lui avait littéralement coupé le souffle ! A l’instant même, il avait su qu’il venait de tomber amoureux. Elle prit l’habitude de déjeuner chez lui à chaque fois qu’elle passait dans la région. Au fil des jours, Benoît sentait ses sentiments se confirmer. Magali était vraiment charmante, d’un naturel gai et spontané. Son physique avantageux lui attirait les hommages des nombreux chauffeurs habitués de l’établissement. Avec tous, elle se comportait en camarade, mais avait une façon bien à elle de freiner certains élans trop démonstratifs !

Elle fréquentait les lieux depuis plusieurs semaines quand Benoît eut enfin l’occasion de faire plus ample connaissance. Des ennuis mécaniques la retenaient bloquée sur le parking. Le service achevé, la salle s’était peu à peu vidée et Benoît en avait profité pour tenir compagnie à la jeune fille qui attendait d’être dépannée. Dès lors, ils étaient très vite devenus une paire d’amis. Magali se sentait en confiance auprès de lui. Très jeune, elle avait eu le malheur de perdre sa mère. Elle était la benjamine et l’unique fille d’une famille qui comptait déjà trois garçons. Quand elle était toute petite, son père l’emmenait avec lui lors de ses tournées, ainsi était née sa vocation. Elle travaillait depuis deux ans dans la société de transport familiale. Elle aimait sillonner la France, seule au volant de son gros camion. Bien qu’il comprît parfaitement son goût pour la route, Benoît désespérait de la voir si indépendante, il aurait tant souhaité que leur relation prît une tournure plus tendre !

Ce jour-là, Magali n’avait pas déjeuné à l’auberge, elle s’était simplement arrêtée un instant pour saluer son ami. Dès qu’elle eut repris le volant, elle constata qu’elle s’était attardée plus longtemps qu’elle ne l’avait imaginé. La montre du tableau de bord indiquait déjà seize heures. Elle était presque arrivée au Mans mais elle devait encore compter le temps de déchargement du camion. Il lui faudrait ensuite regagner une station service pour prendre une bonne douche chaude, se maquiller et enfiler une jolie robe. Ce soir, elle voulait être particulièrement séduisante pour son rendez-vous !

Elle sourit en pensant à Stéphane. Ce soir, ils fêteraient l’anniversaire de leur rencontre. Le jeune homme était directeur commercial dans une société d’informatique. Un an plus tôt, le père de Magali avait décroché ce nouveau marché qui revêtait une importance capitale pour le développement de son entreprise. Comme il savait sa fille sérieuse et pointilleuse sur les horaires, il l’avait déléguée pour cette première livraison. Magali était immédiatement tombée sous le charme du jeune directeur élégant et décontracté. Lui-même n’était pas resté longtemps indifférent au style garçon manqué de la jeune fille ! Depuis, elle faisait régulièrement le voyage de Paris au Mans, pour livrer des ordinateurs à celui qu’elle considérait comme l’homme de sa vie.

Conduisant d’une main ferme, Magali laissait vagabonder son imagination. Elle se voyait déjà auprès d’un bon feu de cheminée, dans une charmante auberge de campagne. Fin gastronome, Stéphane avait un talent particulier pour découvrir des lieux privilégiés.

Un an déjà qu’ils se fréquentaient... Magali espérait que ce soir, enfin, il se déciderait à lui parler mariage. Elle ne lui en avait pas encore soufflé mot, mais elle se sentait prête à cesser ses voyages. Pour goûter le plaisir d’être enfin sa femme, elle renoncerait volontiers à la route !

Un soudain ralentissement de la circulation troubla sa rêverie. Dans le lointain, le reflet orangé d’un gyrophare signalait des travaux. La longue file de voitures semblait stagner. Plus les minutes passaient et plus Magali se sentait gagnée par la nervosité. Pour la livraison, pas de problème, se dit-elle, j’ai largement le temps. Mais Stéphane... Stéphane n’est pas un garçon patient. A vrai dire, même si l’amour rend aveugle, elle savait bien qu’en dépit des attitudes courtoises qu’il affichait toujours dans son milieu professionnel, Stéphane était plutôt du genre irritable. La plupart du temps, elle prenait sur elle pour ne pas le contrarier, les lourdes responsabilités qu’il assumait étant à ses yeux des excuses suffisantes.

Peu à peu, elle sentait l’anxiété croître en elle. Il y avait plus de deux semaines qu’ils ne s’étaient pas vus et elle souhaitait si fort que tout soit parfait pour leurs retrouvailles !

Stéphane, accaparé par ses activités professionnelles, n’était pas un homme très disponible, loin de là ! Si elle était en retard au rendez-vous, écourtant ainsi le peu de temps qu’il pouvait lui consacrer, elle n’aurait à s’en prendre qu’à elle-même ! Pourvu qu’il ne fasse pas la tête toute la soirée, pensa-t-elle. Il se montrait parfois boudeur et elle avait beau déployer des trésors de tendresse, elle ne parvenait pas toujours à le dérider. Amoureuse, elle trouvait ce côté bébé gâté plutôt émouvant.

Pourtant, auprès de lui, elle se sentait souvent intimidée. Il avait une telle prestance et était si sûr de lui qu’elle craignait toujours de n’être pas à la hauteur ! Quel dommage qu’il ne soit pas comme Benoît, se dit-elle. Avec Benoît, tout est simple... Il est plein de fantaisie et si gentil ! Pourtant, il est aussi beau garçon que Stéphane... peut-être même plus viril, plus large d’épaules. Quand il vous parle, ses yeux verts se plantent directement dans les vôtres... un regard honnête, rassurant...

- Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi est-ce que je me mets à faire des comparaisons ?
La file de voitures se remit à avancer à une cadence plus soutenue.
- Ouf ! C’était bien des travaux... Je n’ai pas perdu trop de temps...

Il était plus de dix-sept heures quand Magali put enfin mettre son camion à quai. Elle prit ses bons de livraison et sautant prestement de la cabine, se dirigea vers les bureaux.
Stéphane était absent, il était allé visiter un client. Elle n’en fut pas contrariée car elle préférait être fin prête avant qu’il ne la vît.
Le chef de l’entrepôt vint à sa rencontre.
- Salut Magali, tu as besoin d’un coup de main pour décharger ?
- Oh ! J’accepte avec plaisir ! Je suis un peu pressée. Je dois sortir ce soir et tu vois ma coiffure ! Il faut que je fasse un shampooing, j’ai l’air d’un épouvantail !
- Si tous les épouvantails te ressemblent, alors je cherche immédiatement un emploi de cultivateur ! Tiens ! Viens donc au bureau, on a un nouveau distributeur de sodas... Je t’offre un verre ! Pendant ce temps, Pierrot et Ahmed vont s’occuper de ta cargaison... N’est-ce pas les gars ?
- OK, Patron ! Si c’est pour Mademoiselle Magali, pas de problème !
Les deux gaillards eurent tôt fait de décharger la marchandise et Magali prit bientôt congé après les avoir chaleureusement remerciés.

Comme elle connaissait bien le secteur, elle n’eut aucun mal à trouver une place sur l’aire de stationnement d’une station service parfaitement équipée.
Lorsqu’elle eut terminé ses préparatifs, elle contempla un instant son image dans le grand miroir des lavabos. Sa robe lui allait à ravir et, assurément, Stéphane la trouverait à son goût. Comme elle avait rendez-vous dans un café près de la gare du Mans, pour éviter les interdictions d’entrer dans la ville en camion, elle appela un taxi. De toute façon, elle savait que son amoureux n’aurait pas apprécié pas de la voir arriver au volant de son poids lourd !

Le chauffeur de taxi connaissait les bons raccourcis, elle parvint à destination en un temps record. Une fois de plus, elle s’était inquiétée pour rien, Stéphane n’était pas encore arrivé ! Elle commanda un café et se mit en devoir d’attendre.
Enfin, la longue voiture anglaise se gara silencieusement au bord du trottoir. Quand Stéphane pénétra dans l’établissement, un groupe de filles sophistiquées le suivirent des yeux. Il était habitué à ce genre de succès et dédaigna les regards de convoitise. Il vit Magali au fond du bar et marcha dans sa direction. Comme à chaque fois qu’il s’approchait d’elle, elle sentit son coeur cogner plus fort dans sa poitrine.

Quelques instants plus tard, ils étaient tous deux attablés dans un des meilleurs restaurants de la ville. Elle avait espéré ce moment toute la journée et, voyant son rêve se concrétiser, elle se détendait enfin. Stéphane était d’une humeur radieuse. Il avait consulté le menu et, comme toujours, Magali avait aligné son choix sur le sien. Ce soir, elle était parfaitement heureuse et, le vin aidant, elle se prit à rêver tout éveillée à la vie merveilleuse qu’ils auraient bientôt ensemble. Elle avait envie de parler d’avenir... de leur avenir. Elle pensait que les hommes éprouvent parfois une certaine pudeur à étaler leurs sentiments. Stéphane se déclarerait peut-être si elle lui tendait la perche !À la fin du repas, mobilisant tout son courage, elle se décida à orienter la conversation.
- Il y a quelque chose dont je voudrais te parler...
- Comme c’est drôle ! J’ai moi aussi une nouvelle intéressante à t’annoncer !
Magali sentit l’émotion la gagner. C’est sûr, il allait enfin se déclarer !
- Alors, je te laisse commencer, dit-elle.
- Non ! Honneur aux dames... Raconte-moi tout !
- Eh bien, j’ai l’intention d’arrêter de faire la route. Je vais chercher un poste plus sédentaire, plus compatible avec une vie de famille.
- Tiens ! C’est en effet une grande nouvelle, mais ça ne te ressemble pas ! Qu’est-ce que tu pourrais faire d’autre ?
Magali eut peur. Il y avait quelque chose d’ironique, de légèrement dédaigneux dans son intonation.
- Je t’ai déjà dit qu’avant de passer le permis poids lourd, j’avais étudié le secrétariat au lycée. Mon père avait insisté pour que je passe un BTS. C’est à cette seule condition qu’il acceptait de me prendre dans son entreprise ! J’ai joué le jeu et, en retour, il a tenu sa promesse et m’a engagée dès que j’ai eu le permis ! A présent, je ne regrette pas de l’avoir écouté... Mais, toi-même, qu’avais-tu à m’annoncer ?
- Eh bien, c’est amusant ! Ça rejoint tout à fait ton idée de vie de famille !
Magali se sentit revivre. Décidément, se dit-elle, je passe mon temps à douter de lui ! Il pense comme moi... Il veut qu’on se marie !
- Tu connais mon patron, Monsieur Diacre ?
- Oui, bien sûr, c’est avec lui que Papa traite tous ses marchés.
Elle imaginait déjà la suite. Son coeur se gonfla de tendresse. Il a eu une promotion, pensa-t-elle. Il va m’annoncer sa promotion et me dire qu’il est en mesure de fonder une famille... C’est merveilleux !
- Figure-toi que cet homme a une fille de vingt ans. Et, décidément, je dois être né sous une bonne étoile ! La petite est amoureuse de moi ! Tu imagines ça ! Épouser la fille de mon patron ! Je n’ai plus aucun souci à me faire pour mon avenir !

Magali sentit un étau d’acier lui broyer la poitrine. Elle crut qu’elle allait hurler, ou s’évanouir, ou vomir ! Non, ce n’est pas possible ! Je n’ai pas pu me tromper à ce point ! Stéphane... Mon Stéphane... Pourtant, elle ne dit rien. Élevée, dans un milieu d’hommes, par un père très pris par son métier, elle était habituée à maîtriser ses émotions et à cacher ses états d’âme. Elle demeurait pétrifiée sur son siège. Soudain, malgré elle, une larme perla à sa paupière.

Porté par son enthousiasme, Stéphane poursuivait son discours. Il s’aperçut tout à coup qu’elle pleurait sans un bruit.
- Mais... Qu’est-ce que tu as ? Ce n’est quand même pas parce que je vais me marier que tu fais cette tête-là ! Comprends-moi, c’est une jeune fille sérieuse, une petite oie blanche ! Sur plus d’un point, elle n’a aucune chance de rivaliser avec toi, mais c’est exactement le genre de fille qu’il me faut épouser. Je dois penser à ma carrière ! Tu sais bien qu’avec toi c’est différent, d’ailleurs je ne t’ai jamais rien promis...
Magali était incapable de prononcer une parole. Elle sentait que si elle ouvrait la bouche pour parler, elle éclaterait en sanglots et, cela, elle ne l’aurait voulu pour rien au monde.
Par dessus la table, Stéphane lui prit la main et la porta à ses lèvres.
- Allons, calme-toi. Quelle importance cela peut-il bien y avoir ? Ne sois pas jalouse. Tu es bien plus belle qu’elle et bien plus désirable ! Ça ne nous empêchera pas de nous voir à chaque fois que tu passeras dans la région. Je serais toujours disponible pour toi.
Il la regardait avec des yeux très tendres. Toujours ce même regard qui la faisait fondre. Magali pensa que rien n’était peut-être perdu. Après tout, il n’était pas encore marié, elle saurait bien le faire changer d’avis. Elle essuya ses larmes, laissa poindre une ébauche de sourire.
- Voilà, c’est mieux... Je te préfère comme ça ! Tes yeux sont si brillants, tu me donnes des idées... Tu sais bien que je ne pourrais jamais me passer de toi, même si je le voulais !
- Stéphane, je t’aime...
- Moi aussi, je t’aime. Sinon je ne serais pas ici, ce soir...
- Justement, ce soir... Ça fait juste un an qu’on s’est rencontré pour la première fois...
- Décidément, tu n’arrêtes pas de me surprendre. Je ne te savais pas si sentimentale ! Eh bien ! Si tu le veux, nous allons célébrer cet anniversaire... Je connais un hôtel bien tranquille vers la Ferté Bernard. Exactement ce qu’il nous faut pour cacher notre amour...

Magali se sentait hésitante. Elle aurait souhaité conserver plus de rancune envers cet homme, savoir lui résister. Pourtant, l’ambiance feutrée du restaurant et les bons vins qu’ils avaient absorbés la rendaient un peu languide. Elle le suivit sans un mot lorsqu’il l’entraîna vers le parking.
Dans la voiture, Stéphane mit une cassette, un slow langoureux sur lequel ils avaient souvent dansé ensemble. Il posa sa main sur le genou de sa compagne et l’embrassa amoureusement avant de démarrer. Ils quittèrent le stationnement en souplesse et la longue voiture s’élança à travers la campagne endormie. Stéphane conduisait vite et d’une main sûre. De temps en temps, il se tournait vers sa compagne, il lui caressait le bras ou prononçait une parole tendre. Magali ferma les yeux et se laissa emporter.

Au changement de rythme du moteur et au crissement des gravillons sous les pneus, elle comprit qu’ils avaient quitté la route et ouvrit les yeux.
Étonnée, elle reconnut le parking, le large bâtiment au toit de chaume. Le soir, il n’y avait pas un seul camion devant l’Auberge des Deux Routes, seulement quelques voitures particulières qui stationnaient près de l’entrée.
Déjà, Stéphane avait garé l’auto et coupait le contact.
- Viens, on est arrivé...
Magali était bouleversée. Il se passait quelque chose en elle. Quelque chose d’étrange qu’elle n’avait jamais soupçonné. Elle venait de réaliser qu’à aucun prix elle ne voulait que Benoît la vit pénétrer dans l’hôtel avec un homme. Même si cet homme était Stéphane ! Elle se tourna vers son compagnon.
- Tu sais... Je préférerais qu’on aille ailleurs... On pourrait aller danser au Charlie’s...
- Allons, ne recommence pas... Ne fais donc pas l’enfant. Nous avons toute la nuit devant nous, ne la gâche pas. Habituellement, tu ne fais pas tant d’histoires. Ça ne te va pas du tout de jouer à la mijaurée !
- Je ne joue pas, Stéphane ! Mais j’attendais tellement de notre soirée, je suis un peu déçue, c’est tout !
- Je ne vois vraiment pas en quoi j’ai pu te décevoir ! Tu ne t’étais tout de même pas imaginée que j’allais t’épouser ! Sérieusement, tu me vois présenter une «camionneuse»... une «routière» à mes parents ! Ma pauvre mère en tomberait malade ! Sois raisonnable ! On peut encore terminer la soirée d’une façon très agréable... Nous n’allons pas rester nous chamailler dans la voiture toute la nuit !

Il n’a jamais eu la moindre estime pour moi... et sûrement pas d’amour non plus ! Pensa-t-elle. Étrangement, elle se sentait comme libérée et très calme à présent.
- Non, Stéphane, je n’ai pas du tout envie de rester ici avec toi. Je crois bien que l’on s’est complètement trompé l’un sur l’autre !
- Je t’en prie, n’essaye pas de me faire le coup du «Je ne suis pas celle que vous croyez !» Ça ne prend pas avec moi, je te connais trop bien !
- Non, justement, tu ne me connais pas... Et je m’aperçois aujourd’hui que je ne te connaissais pas non plus !
Excédé, Stéphane n’essayait même plus de donner le change. La hargne lui déformait le visage. Ses traits habituellement si distingués prirent une expression vulgaire et méprisante quand il lança sa dernière réplique.
- Oh ! Mais j’y suis ! J’aurais dû m’en douter... Je savais que cet hôtel accueillait les routiers pour le repas du midi ! Tu dois être connue ici... Je ne suis certainement pas le premier ! Tu as peur de tomber sur un de tes petits copains... C’est ça ! Une petite halte pour le déjeuner... suivie d’une petite sieste polissonne ! Je connais la chanson !

Magali n’en entendit pas plus. D’un bond, elle était sortie du véhicule et sans ménagement, claquait la portière derrière elle.
Stéphane n’hésita pas longtemps. Elle l’entendit crier «Bon débarras !», suivi d’une insulte étouffée par le vrombissement rageur du moteur. Il démarra sur les chapeaux de roue, la laissant seule sur le parking désert.

Envahie par une vague de fatigue, elle demeura un long moment immobile. Tapie dans l’ombre d’un gros chêne, elle essayait de faire le point. Elle avait besoin de remettre ses idées en place. Elle était partagée entre un grand dégoût et l’impression étrange d’être l’unique rescapée d’une soudaine catastrophe. Enfin, elle sortit son poudrier de son sac et contempla sa mine défaite. On voyait bien qu’elle avait pleuré. D’une légère touche de poudre elle tenta de réparer les dégâts.

Elle se tourna vers l’enseigne au néon qui clignotait dans la nuit et sourit. Décidément, se dit-elle, l’auberge porte un nom bien approprié ! Parfois, de deux routes, il faut savoir choisir la sienne...
Malgré lui et sans s’en douter, Stéphane l’avait aidée en la guidant vers cet hôtel. Un instant auparavant, elle était prête à se soumettre. Seule la pensée de Benoît l’avait retenue d’accepter une situation qu’elle jugeait à présent sinistre et dégradante.

Je l’ai échappé belle ! Murmura-t-elle en se dirigeant vers l’auberge. D’une main qui ne tremblait presque plus, elle poussa la porte battante. La salle était faiblement éclairée, quelques retardataires finissaient leur repas ou s’attardaient devant un digestif.
Elle hésita un court instant.

Benoît reconnut immédiatement la frêle silhouette qui se découpait sur le rideau clair de l’entrée. Dans sa jolie robe bleue, elle semblait fragile et un peu perdue. Il fut submergé par un flot de tendresse et s’avança vers elle, le visage éclairé d’un sourire chaleureux.

Magali pensa qu’on ne peut pas toujours se tromper ! Elle sentit qu’elle était enfin arrivée à bon port et se demanda comment elle avait pu l’ignorer si longtemps !

Fin