Août 1936, les premiers congés payés, les premières vacances, les premières amours... Le premier été !







PREMIER ÉTÉ, PREMIER AMOUR...
UNE HISTOIRE D'AMOUR EN AOÛT 1936


LE PREMIER ÉTÉ
Une histoire d'amour par Jocelyne duparc

A chaque fois que leurs regards se croisaient, les deux frères repartaient du même fou-rire. Ils se sentaient un peu bêtes à ricaner de la sorte, mais c’était plus fort qu’eux !
Les sacs étaient prêts, ils y avaient entassé les caleçons de bain, les shorts et les chemisettes neuves "style américain", selon l’expression du vendeur ! Pour le voyage, ils revêtiraient leurs pantalons de toile  beige pour Lucien, gris clair pour Jacques  exactement le genre de pantalons que portaient le fils de leur patron et ses amis !
Lucien se disait qu’avoir vingt ans, cet été 1936, c’était vraiment le fin du fin ! L’idée du voyage était de lui. Avec ses copains Pierrot et P’tit Louis, tous les dimanches, ils avaient drainé le marché aux puces jusqu’à dénicher les deux tentes canadiennes presque neuves qui leur serviraient de logis durant ces quinze jours de rêve. Ensuite, ils avaient établi leur plan de route, destination la Bretagne et la mer !
Tourneurs-fraiseurs de leur métier, ils travaillaient tous dans la même usine de Montreuil sous Bois, commune qui les avait vu naître et qu’ils n’avaient jamais quittée ! L’instauration des congés payés les submergeait d’une joie enfantine.

A l’origine, Jacques avait d’autres projets. Si tous les soirs il rejoignait, comme les autres, l’équipe de nuit de l’usine, ses journées c’est à la faculté de droit qu’il les passait. Il avait vingt-deux ans, il était ouvrier tourneur mais un jour, il serait avocat... un grand avocat ! Ces deux semaines de liberté qu’il pouvait entièrement consacrer à ses chères études étaient une bénédiction. C’était compter sans l’esprit de persuasion de son frère ! Lucien et ses deux amis l’avaient harcelé tant et tant, qu’à la fin il n’avait pu leur résister. Il avait simplement rajouté à ses bagages deux ou trois manuels, un code pénal... Et vogue la galère, il partirait en vacances avec eux !
A présent, il ne regrettait pas ! Les bicyclettes et les toiles de tentes étaient déjà dans un wagon de marchandises et les attendraient en gare de Quimper. Sac de voyage en bandoulière, les deux garçons embrassaient leur mère sur le pas de la porte.

A la gare Montparnasse, Jacques et Lucien retrouvèrent leurs amis. Le train était à quai depuis au moins une heure et tous les compartiments avaient déjà été pris d’assaut. Ils parvinrent malgré tout à entasser leurs sacs dans un filet à bagages et jouèrent des coudes pour se frayer une place à la fenêtre du couloir. Décidément, ce samedi 1er août 1936, tout Paris semblait s’être donné rendez-vous dans le même train !
Au coup de sifflet du chef de gare, quand les wagons s’ébranlèrent enfin, l’énervement était à son comble. Tout excités et serrés l’un contre l’autre, ils virent défiler sous leurs yeux une banlieue Ouest jusque-là inconnue.
Malgré les jets de fumée et les escarbilles qui leur brûlaient les yeux, ils ne voulaient pas manquer une once du paysage. Au fil des kilomètres, le décor évoluait. Dans la clarté de l’aube, ils admirèrent les champs dorés de la Beauce puis les prairies verdoyantes de Sarthe et de Mayenne. Passé Rennes, ils comprirent qu’ils étaient enfin en Bretagne. La forêt de Brocéliande leur arracha des cris de joie. A chaque instant, ils s’attendaient à voir apparaître Merlin l’enchanteur ou la trop belle Viviane ! Si le trajet fut long, ils ne s’en aperçurent même pas ! Ils arrivèrent à Quimper, fourbus mais heureux. Ils regardaient autour d’eux comme des provinciaux montés pour la première fois à Paris ! L’étrange accent des autochtones, les façades blanches des maisons, les toitures d’ardoise grise, tout leur semblait nouveau et mystérieux.

Lorsqu’ils eurent récupéré leurs bicyclettes, ils auraient bien voulu s’attarder à une terrasse de café mais il était presque dix-sept heures, il leur fallait trouver un coin où planter leurs tentes pour la nuit. Ils achetèrent quelques provisions et, à regret, gagnèrent les faubourgs de la ville. En chemin, ils croisèrent un groupe de jeunes filles. Lucien mit pied à terre, il héla ses copains.
- Attendez... Ces demoiselles pourront certainement nous indiquer la route de la mer.
- Tu vois bien qu’elles ne sont pas d’ici, elles ne portent pas le costume de Bretagne... Elles n’ont même pas de coiffe...
Cette dernière réplique parut combler de joie les jeunes-filles qui riaient de bon coeur.
P’tit Louis s’avança vers elles.
- Vous êtes en vacances ? Nous, on est de Paris... Enfin, de Montreuil, c’est presque pareil ! Et vous ?
- Oui, pour nous aussi c’est les vacances ! Mais nous habitons ici, nous pouvons vous indiquer la direction de la mer !
A leur grande surprise, les garçons découvrirent qu’ils s’étaient fait une image surannée des populations bretonnes ! Les jeunes filles du pays étaient les mêmes qu’à Paris ! Cette révélation n’était pas pour leur déplaire et laissait présager des vacances idylliques.
Suivant les indications fournies, ils pédalèrent d’arrache pied. Au bout d’une quinzaine de kilomètres, la fatigue du voyage commença à se faire sentir. Ils s’arrêtèrent dans un petit village où l’air traînait des relents d’algues et de sel marin. La mer n’était pas loin ! Il leur fallait trouver un paysan qui veuille bien leur louer un petit coin de son champ pour installer leur campement. Abandonnant leurs vélos contre un muret de pierres ils se dirigèrent vers l’unique bar-épicerie.
Le patron du café leur parla d’un fermier dont les terres longeaient la rivière et qui accepterait peut-être de leur prêter un bout de terrain. Le lieu semblait assez éloigné et leurs mollets n’en pouvaient plus ! Ils tirèrent à la courte-paille pour élire celui d’entre-eux qui tiendrait le rôle d’émissaire pendant que les trois autres, en l’attendant, siroteraient un diabolo menthe.

Le sort désigna Jacques. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, il enfourcha sa bicyclette et prit l’allée caillouteuse qui menait à la rivière. Au bout du chemin, il découvrit enfin la ferme du père Le Floch. La propriété lui sembla immense. Il déposa son vélo dans l’herbe et partit à la recherche du paysan. Le lieu était désert, les gens n’étaient pas encore rentrés des champs. Tout à coup, il entendit une voix féminine, une voix douce qui fredonnait un air mélancolique. Un buisson d’épineux dissimulait la chanteuse. Jacques s’apprêtait à appeler pour annoncer sa présence quand une brèche dans la haie lui offrit un spectacle qui le cloua sur place.

Il n’avait jamais imaginé qu’une femme put être aussi belle. Elle se tenait debout devant un vieil abreuvoir et s’aspergeait à l’aide d’une grosse éponge. Ses cheveux blonds, très clairs, ruisselaient en cascade sur son dos mince et musclé. Des cheveux de sirène, à peine ondulés, qui n’avaient jamais subi le moindre indéfrisable ! La fille était dénudée jusqu’à la taille. Le soleil, déjà bas dans le ciel, faisait briller les gouttes d’eau sur ses seins hauts et fermes et donnait à sa peau une nuance irisée presque irréelle.
Jacques n’avait rien d’un voyeur et culpabilisait de surprendre la jeune-fille dans son intimité. Pourtant, comme fasciné il ne pouvait en détacher son regard. Dès le premier instant, il s’était senti envahi par une irrésistible vague de désir. Il fit un effort sur lui-même pour émerger de la douce torpeur qui l’enveloppait et recula à pas feutrés.

Sans soupçonner l’attention dont elle était la cible, la jeune fille termina sa toilette champêtre. Elle revêtit ensuite une blouse de grosse toile et noua ses cheveux en un chignon serré.

Jacques avait récupéré sa bicyclette. Il revint vers l’abreuvoir en faisant crisser les gravillons sous ses roues afin de signaler sa présence.
La belle inconnue sortit d’une grange, les manches retroussées. L’effort qu’elle fournissait pour soulever la grosse lessiveuse faisait jouer ses muscles sous la peau dorée des avant-bras. Jacques se précipita vers elle.
- Laissez cela, Mademoiselle ! C’est trop lourd pour vous, je vais vous aider...
La jeune-fille eut un mouvement de recul. Prête à s’enfuir, elle posa sur le sol son lourd fardeau.
- Mais... Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?
- N’ayez pas peur... Je m’appelle Jacques Leroy et je suis en vacances avec des amis. Au village on m’a dit que Monsieur Le Floch voudrait peut-être nous louer un bout de terrain au bord de la rivière, pour planter notre tente.
Jacques pensa que ses grands yeux bleus avaient la couleur des saphirs qui ornaient la vitrine du bijoutier de la rue Robespierre... en plus beaux, en plus lumineux. Il souleva le lourd récipient et sourit à la jeune fille.
- Où voulez-vous que je la dépose ?
Elle montra du doigt une sorte de réchaud dans un carré de terre battue. Jacques se hâta vers l’endroit, tout en pressant sa compagne d’une foule de questions. Il apprit ainsi que Monsieur et Madame Le Floch ne tarderaient pas à rentrer, ils étaient allés faire des achats en ville, leur fille les accompagnait. Les autres étaient aux champs. Elle, elle ne quittait jamais la ferme. Elle s’appelait Louise, elle s’occupait des travaux ménagers, de la traite des vaches et de la basse-cour.
Tout en devisant, elle continuait son travail. A chacun de ses mouvements, Jacques devinait son corps souple sous la toile rude de la blouse et toujours le même trouble s’emparait de lui. La jeune fille s’exprimait avec simplicité, sans aucune coquetterie. Il s’étonnait qu’une fille aussi belle ait une attitude si modeste. Il trouvait à sa voix un accent étrange qui lui donnait une inflexion rauque et sensuelle.
- Vous avez un accent, vous n’êtes pas Française ? Demanda-t-il.
- Oh ! Mais si, je suis née ici-même, dans cette ferme ! Je ne suis pas habituée à parler Français, c’est tout ! D’habitude, je parle en Breton. D’ailleurs, mon oncle et ma tante ne se doutent même pas que je connais le Français ! Ils ne seraient pas contents s’ils le savaient.
- Votre oncle ?
- Oui... Monsieur Le Floch, c’est mon oncle. Lui et tante Soisic s’occupent de moi depuis que mon père est mort.
Vu le travail que la fille semblait abattre à la ferme, Jacques pensa que cette façon de s’occuper de leur nièce était bien singulière !
- Pourquoi votre famille ne veut-elle pas que vous parliez Français ?
- Oh ! Ils ne m’ont rien interdit ! Simplement, si j’avais brûlé les livres de mon père comme ils me l’ont demandé, j’aurais sûrement oublié tout ce que j’avais appris à l’école. Ils pensent que l’instruction n’est pas une bonne chose pour une orpheline, ça risquerait de me donner des idées de grandeur. C’est pour ça qu’ils m’ont fait quitter l’école dès que Papa est mort.
Elle s’exprimait avec sérénité, sans la moindre note de ressentiment dans la voix. Non seulement cette fille était belle à damner un saint, mais en plus, elle semblait si gentille que Jacques en fut tout ému.
- Oh ! Je suis désolé... vos parents sont décédés !
- Oui, Maman est morte quand j’étais toute petite et Père avait respiré des gaz pendant la guerre, il ne s’en est jamais remis. Pendant sa maladie, mon oncle est venu l’aider à la ferme. Après, ma tante l’a rejoint et ils sont restés pour s’occuper de tout.
- Mais alors... cette ferme est à vous...
- Oh ! Non, elle appartient à mon oncle ! Il ne me garde que par charité !
Soudain, dans le lointain, le moteur d’une camionnette troubla la paix environnante.
- Voici mon oncle ! Il vaut mieux qu’il ne nous trouve pas ensemble...
- Louise... Pourrais-je vous revoir ?
Jacques lui prit la main et l’attira vers lui. Comme elle ne résistait pas, lui encerclant la taille d’un bras ferme il la maintint serrée contre sa poitrine. Il murmura à son oreille.
- Ce soir... Puis-je vous revoir ce soir ?
- Je ne sais pas... peut-être... près de la rivière...
D’une démarche légère malgré ses gros souliers, Louise s’enfuit rapidement, laissant Jacques désemparé au milieu du chemin.

Monsieur Le Floch accepta bien volontiers de louer un bout de terrain aux quatre Parisiens. Il proposa même de leur fournir l’eau et les produits de la ferme. Jacques y vit un prétexte à rencontrer Louise et en fut enchanté.
En pédalant sur le chemin du village, le jeune homme ne ressentait plus la moindre fatigue. Dès qu’il eut rejoint ses trois compagnons, il s’empressa de leur annoncer la bonne nouvelle et ne put se retenir de leur décrire les charmes de la jolie fermière. Amusés par l’enthousiasme débordant dont il faisait preuve, lui d’un naturel habituellement si pondéré, ses copains prirent plaisir à le taquiner.
Deux gars du village étaient installés à une table voisine. Ils avaient suivi la discussion des vacanciers. Ils se présentèrent à eux, désireux de se mêler à leur conversation.
- Je m’appelle Yann Le Guillou et mon copain, c’est Charles Queméré... Vous parliez de la Louise ?
- Oui... Vous la connaissez ? C’est une jeune fille charmante, n’est-ce pas ?
- Sûr ! C’est une sacrée belle fille ! Mais faut pas lui tourner autour. Le père Le Floch, il est du genre violent et comme il la réserve pour son Léon...
- Léon ?
- C’est le fils Le Floch. Il fait son armée en ce moment. Dès qu’il aura terminé, il mariera la Louise.
Jacques sentit toute sa joie s’envoler. Ainsi, il s’était fait de fausses idées... la jeune fille n’était pas libre. Il questionna les deux jeunes gens.
- Ils sont donc fiancés ?
- Oh ! Pas exactement ! Mais tout le monde sait que dès que Louise sera majeure, il faudra bien qu’elle épouse Léon. Il n’y a qu’elle pour ne pas s’en douter !
Voyant la mine catastrophée de son frère, Lucien chercha un argument qui puisse lui remonter le moral.
- Quel intérêt un riche fermier aurait-il à épouser une pauvre orpheline ?
Les deux villageois se mirent à rire.
- Vous n’êtes pas d’ici, vous ne pouvez pas comprendre ! Depuis que le père de Louise est mort, Le Floch fait croire à la gamine qu’elle est à sa charge. Mais en réalité, tout est à elle ! Ici, personne ne dit rien, après tout, c’est pas nos affaires mais on sait bien que Le Floch ne laissera pas la ferme lui échapper ! Le Léon, il s’en vante assez qu’il sera le patron dès qu’il aura épousé la petite ! En plus, une belle poupée comme ça... il ne va pas s’ennuyer !
Jacques serra les poings. Il connaissait cette fille depuis deux heures à peine et déjà il ne supportait pas l’idée qu’elle appartienne à un autre que lui.
Après avoir réglé leurs consommations, les Parisiens prirent congé de leurs nouveaux amis. Il était temps de monter les tentes.
- Vous viendrez, pour le bal du quinze août ? Demanda Yann. C’est sur la plage de Kermor. Vous verrez, on s’amusera bien !

Les jeunes gens se séparèrent. Jacques et ses copains installèrent leur campement et firent un feu de bois. P’tit Louis avait apporté son harmonica, il connaissait tous les airs à la mode. Jacques avait du mal à s’intéresser aux plaisanteries de ses amis, malgré lui, son regard s’égarait constamment du côté de la rivière. Soudain, il la vit, silhouette furtive cachée par les grands pins maritimes. Il se précipita à sa rencontre.
- Louise, je ne vous espérais plus...
- J’avais du travail à terminer et j’ai dû attendre que la maison soit endormie. Mois aussi, j’étais impatiente de vous revoir.
Ses yeux clairs brillaient dans la nuit et Jacques fut submergé par un flot de tendresse.
Louise tremblait un peu quand il la prit dans ses bras. Très doucement, il embrassa ses lèvres closes. La jeune fille se laissait faire, il la sentait s’alanguir contre lui. L’entraînant à l’écart du campement, il la coucha sur un tapis de mousse. Avec précaution, il dénoua ses longs cheveux dorés pour y enfouir son visage en feu. Peu à peu, Louise se laissait gagner par la fièvre qui s’emparait de son compagnon. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait connu la moindre marque de tendresse. Comment aurait-elle pu résister à cette bouche qui lui chuchotait des mots doux, à ces mains chaudes qui caressaient son corps ? Emportée dans un tourbillon merveilleux elle s’offrit sans retenue.

Deux semaines, c’est peu. Les jours défilaient à une vitesse extravagante et Jacques voyait avec angoisse arriver le temps de la rentrée. Tous les soirs, il retrouvait sa bien-aimée dans l’ombre propice du sous-bois bordant la rivière. Il aurait voulu afficher leur amour au grand jour mais Louise craignait plus que tout les réactions de son oncle.
Jacques cherchait à libérer Louise de l’emprise de sa famille. Sans en parler à la jeune-fille, il se rendit chez le notaire de Pont-L’Abbé. Il s’était inventé une qualité de stagiaire chez un avocat parisien pour obtenir le rendez-vous. Croyant qu’il avait affaire au conseiller officiel de la jeune fille, Maître Lemeur lui exposa la situation. Le contrat de mariage était établi et les bancs publiés. Dans trois semaines, le mariage réunirait le cousin et la cousine. Maître Lemeur pensait que ce contrat n’avantageait pas sa cliente mais Monsieur Le Floch lui avait affirmé que telle était la volonté de la jeune fille.
Louise pleura beaucoup quand Jacques lui expliqua que sa famille la grugeait depuis toujours. Malgré l’amour qu’elle portait au jeune homme, des années d’obéissance la rendaient soumise à ses tuteurs. Pourtant, dès qu’elle comprit qu’on voulait lui faire épouser Léon, sa décision fut prise.

Le bal du quinze août approchait qui marquerait également la fin des vacances pour les quatre Parisiens. Tous les jeunes du village attendaient l’événement avec fébrilité. Louise avait promis à Jacques d’y assister avec lui, pourtant, il la sentait hésitante. Elle n’avait pas osé lui dire qu’elle n’avait pas le moindre vêtement présentable. Heureusement, elle trouva une alliée au village. La soeur de Yann Le Guillou était couturière. Trop contente de jouer un bon tour à ce prétentieux de Léon Le Floch, elle aida la jeune fille à se confectionner une robe pour le grand soir.

Un vaste plancher de bois avait été aménagé et déjà des couples enlacés virevoltaient au son de l’accordéon. Toute la jeunesse du pays s’était donné rendez-vous sur la plage. Jacques attendait Louise avec impatience, il pensait qu’après la fête, il irait trouver Le Floch pour lui demander la main de sa nièce. Enfin, il la vit arriver, bras-dessus bras-dessous avec Yvonne Le Guillou. Elle était plus belle que jamais. Yvonne lui avait prêté des chaussures fines et l’avait convaincue d’abandonner le chignon qui dissimulait habituellement la beauté de ses cheveux.
Elle était sans conteste la plus jolie fille de la soirée et c’est avec fierté que Jacques l’entraîna sur la piste de danse. Bien qu’elle n’eut jamais appris à danser, ses pieds et tout son corps suivaient instinctivement le rythme imposé par son cavalier.

Après plusieurs valses, ivres de musique et de danse, les deux amoureux s’éloignèrent vers la mer, désireux de s’accorder quelques instants de solitude. Tout à leur bonheur, ils ne remarquèrent pas le regard haineux que leur lança Jeannette Le Floch. Elle était furieuse que Louise ait osé se présenter au bal, et encore plus de la voir s’afficher au bras d’un Parisien. Elle ne considérait pas Louise comme sa cousine ou sa future belle-soeur mais simplement comme la propriété de son frère ! Elle eut soudain peur de voir cette proie leur échapper. Léon n’avait pas pu obtenir de permission pour la fête. Jeannette pensa qu’elle devait agir pour défendre les intérêts de sa famille. Au début de la soirée, elle avait rencontré la petite bande des copains de son frère. Tous semblaient avoir déjà bu un peu trop d’hydromel. Elle n’eut aucun mal à les convaincre de donner une bonne leçon au Parisien qui débauchait sa cousine.

Lorsqu’il se releva, tout contusionné, Jacques pleura de rage. Il n’avait pas pu lutter contre les quatre gaillards qui l’avaient assailli par surprise. Avant de succomber sous le nombre, il avait eu le temps de voir Jeannette Le Floch et son père entraîner Louise qui se débattait comme une furie.
Jacques rejoignit ses amis et leur conta sa mésaventure. Les quatre garçons quittèrent le bal pour aller rôder du côté de la ferme. Nulle lumière ne brillait aux fenêtres, tout semblait endormi.
Gagnés par le découragement, Lucien, Pierrot et P’tit Louis parlèrent de retourner au campement pour boucler leurs sacs de voyage. Le train qui les ramènerait vers Paris démarrait de bonne heure le lendemain et déjà l’aurore éclaircissait le ciel. La fête était bien finie, il leur fallait regagner Quimper.
- Allez faire vos bagages, les gars. Moi je reste !
- Mais le boulot, Jacques ! Il faut bien reprendre le travail, les vacances sont terminées !
- Je ne vais pas abandonner Louise ! Partez sans moi. Le travail, je m’en fiche. Et puis, il y a d’autres usines ! Pour la faculté, j’ai le temps... La rentrée n’est que dans trois semaines !
Lucien était inquiet.
- Je ne peux pas te laisser ici, tout seul... Que dira Maman ?
- Ne t’inquiètes pas, frérot. Je sais me débrouiller. Si tu veux me rendre service, prépare mon sac et cache-le avec mon vélo, sous les arbres, près de la rivière.

Lorsqu’il fut seul, Jacques s’approcha des bâtiments. Il longeait les murs de pierre, s’arrêtant de temps en temps pour coller son oreille contre une porte. Il chercha longtemps, se déplaçant en silence et craignant à chaque instant de réveiller le maître de maison. Soudain, dans l’ombre, sa main frôla un objet métallique. Un gros cadenas maintenait fermée l’issue d’une soupente. Retenant son souffle, il s’approcha sans bruit. Des sanglots étouffés s’échappaient de la petite pièce obscure. Grattant la porte, il murmura :
- Louise... Tu es là, Louise ?
Le l’autre côté, la voix aimée lui répondit.
- Oh, Jacques... J’ai eu si peur ! Ils t’ont fait du mal...
- Ne fais pas de bruit, je vais te tirer de là.
Sortant de sa poche un couteau à plusieurs lames, Jacques s’attaqua habilement au cadenas. Tandis qu’il se concentrait sur sa tâche, les secondes lui semblaient être des heures entières. Enfin, il entendit le déclic significatif, la porte s’ouvrit sur un léger grincement de ses gonds rouillés et Louise fut devant lui, les yeux rougis, le visage tuméfié.

Les deux jeunes gens s’étreignirent farouchement et puis, main dans la main, ils coururent à travers champs jusqu’à la rivière dont les berges accueillantes avaient si souvent abrité leur amour. Leurs amis étaient déjà partis mais Jacques retrouva son bagage et sa bicyclette à l’endroit indiqué.
Avec Louise juchée en amazone sur le cadre du vélo c’est le coeur léger qu’il prit la route qui menait vers Quimper. Ils avaient largement le temps d’attraper le train de Paris et ils avaient toute la vie devant eux pour partager d’autres étés et d’autres vacances de rêve.

Fin