Toochattoo histoire courte : Coeur de saxo, une histoire d'amour pendant les années 20







Une histoire d'amour pendant les années folles

COEUR DE SAXO
Une nouvelle sentimentale de Jocelyne Duparc

Les plafonniers s'éteignirent en même temps que le déchaînement des cuivres atteignait son paroxysme. Un halo de lumière bleutée glissa lentement sur la scène, jusqu'à saisir la silhouette immobile de Bobby Kiefferwood.
Dans la salle baignée d'ombre, les visages prirent une expression tendue. Même les clients de marque et les habitués qui affichaient toujours des attitudes plutôt blasées, frémissaient d'impatience.
Assise à la table d'honneur, tout près des musiciens, Marthe conservait un visage impassible. Elle activa la molette de son briquet et la flamme captura l'or du saxophone avant d'atteindre le mince rouleau de tabac turc fixé au bout du long fume-cigarette.
Comme s'il n'attendait que ce signal, Bobby porta l'instrument à ses lèvres et les notes s'élevèrent dans la nuit. Les accords semblaient vouloir s'élancer jusqu'au ciel mais, fauchés en plein vol par la voûte enfumée de la cave, ils retombaient, brisés, comme le coeur en lambeaux de Bobby Kiefferwood. Solidaire de l'homme qui lui donnait la vie, le saxo pleurait à en mourir...
- Il joue à vous fendre l'âme, susurra Adrienne de sa voix languissante.
Marthe eut un imperceptible haussement d'épaules, agrémenté d'un sourire à peine condescendant vers son amie.
Marthe Maupierre, étoile au firmament d'un nouvel art appelé « cinématographe »... Mince liane ondulante aux gestes éthérés, regards voilés, voix modulée... Reine incontestée des nuits parisiennes, Marthe détestait qu'en sa compagnie une femme se permette d'exprimer avant elle un mot, un sentiment. Marthe détestait les femmes, en général, mais s'efforçait à n'en rien laisser paraître.
Elle porta la main à sa coupe vide et se tourna sans hâte vers son voisin de table. Le geste était suffisant, d'un claquement de doigts nerveux, Luc Dautier attira l'attention du serveur qui se précipita, brandissant un magnum de Champagne.
Sur la scène, le saxo et le coeur de Bobby hurlaient toujours leur désespoir. Mais, autour de la grande table décorée de cristal et d'argent, le charme était rompu. La conversation reprit son cours.
Seule, Jeanne demeurait silencieuse, ses yeux sombres dévoraient le musicien. Son regard restait rivé à la longue silhouette qui, par un subtil jeu de lumières, se découpait en ombre chinoise sur le velours du rideau pourpre. Bobby jouait, regard perdu, paupières à moitié closes. Tous les soirs, il improvisait un morceau différent et tout Paris accourait pour entendre les plaintes déchirantes d'un son nouveau qui secouait la vieille Europe. Quand les dernières notes du solo se turent, le saxophoniste salua et disparu vers les coulisses. Alors, tout doucement, Jeanne redescendit sur terre.
Une fois de plus, elle se demandait ce qu'elle faisait là, parmi tous ces gens pour lesquels il lui semblait qu'on venait juste d'inventer le mot « snob ». Une fois de plus, elle murmura la réponse à sa question muette... Bobby Kiefferwood !
Jeanne aimait Bobby... Bobby aimait Marthe... Marthe n'aimait que Marthe !

Bobby était né en Louisiane, dans un quartier pauvre des faubourgs de La Nouvelle Orléans. Il y avait vécu une enfance sans amour auprès d'un père violent et despotique. De sa mère, trop tôt disparue, il ne conservait qu'un vague souvenir, l'image floue d'une jeune femme triste, au regard craintif. Pourtant, c'était pour elle, parce qu'elle était d'origine française, qu'aux premières heures de la guerre, il s'était engagé pour défendre cette France lointaine et inconnue. C'est ainsi qu'il fit la connaissance d'Armand Destienne, le frère aîné de Jeanne.
A vrai dire, Armand avait déjà trente-neuf ans quand la guerre éclata et rien ne l'obligeait à se joindre aux combattants. Propriétaire de plusieurs restaurants parisiens de renom et héritier d'une famille fortunée, il aurait pu se laisser vivre en attendant la fin des hostilités. Ce n'était pas dans son caractère, il ralia le front.
En février 1918, un éclat d'obus l'ayant atteint au thorax, il fut reconduit vers l'arrière. Dans un hôpital de fortune installé sur les ruines d'un village alsacien dévasté par les bombes, il rencontra Bobby Kiefferwood qui se remettait mal d'une mauvaise blessure à la jambe. Étrangement, Armand qui n'avait connu de la vie que plaisirs et réussite, se prit d'une vive amitié pour le musicien, poète rêveur, portant à fleur de peau une sensibilité exacerbée.
Dès qu'il l'avait entendu jouer, Armand, grand amateur de musique et homme d'affaires avisé, avait compris le parti qu'il pouvait tirer du talent de son nouvel ami. Le jeune homme jouait d'instinct, sans avoir jamais rien appris, il savait donner à son instrument des accents qui parlaient au coeur de chacun.
Armand Destienne avait remarqué que Bobby ne recevait jamais de courrier. Il n'y avait rien d'étonnant à cela, fils et petit-fils d'esclave, son ami Abraham, comme tous les autres musiciens du jazz-band, n'avait jamais appris à écrire !
Il proposa à sa soeur d'être la marraine de guerre du jeune Américain. Jeanne accepta de grand coeur, c'est ainsi que Bobby entra dans sa vie.
Seul luxe d'une éducation plutôt succincte, une vieille tante nostalgique lui avait appris le français et Bobby l'écrivait... comme il le parlait... avec une pointe d'accent ! Quand elle lisait « Chère Janet », Jeanne entendait « Chère Djanett » et savourait d'avance les mots tendres qu'il lui murmurerait quand la paix retrouvée les aurait enfin réunis.
Quand ce jour Béni arriva, Jeanne sut tout de suite qu'elle ne s'était pas trompée. Bobby était tout ce qu'elle attendait de la vie... Encore plus beau que sur les photos, charmant et troublant à la fois.
à peine de retour à Paris, Armand, quant à lui, reprit ses affaires en main. Il installa le New Orleans dans la vaste cave de son restaurant de l'avenue Montaigne. Le succès fut immédiat. La jeunesse parisienne voulait s'amuser, danser et rire. Ce diable de Charleston chassait définitivement les fantômes de la guerre.
Armand fit venir des USA Abraham et les autres. Le jazz-band reprit du service et, dès sa première apparition sur la scène du New Orleans, le grand musicien blond, entouré de ses amis noirs, devint la coqueluche du « Tout Paris ».
Bien entendu, sa « Chère Djanett » ne le quittait jamais. Il avait besoin d'elle, de son soutien, de ses conseils. Elle rayonnait, fière de lui et certaine qu'un jour prochain il lui avouerait son amour.
Mais le destin voulut que Marthe Maupierre vienne, un soir, au night-club pour fêter la fin du tournage de son nouveau film. Et tout bascula.
Jeanne et Marthe se connaissaient de longue date, étant gamines, elles avaient fréquenté le même collège. A présent, Jeanne regrettait amèrement de ne pas avoir pressenti le danger quand sa trop belle amie lui avait dit d'un air gourmand :
- Hé bien ! Ma chère Jeanne... Quand vas-tu enfin me présenter le célèbre Bobby Kiefferwood ? Je meurs d'envie de le connaître...
Au premier regard, Bobby avait été comme fasciné par l'actrice. Pourtant, il ressentait pour Jeanne une réelle affection et s'en voulait de la rendre malheureuse. Mais c'était plus fort que lui, Marthe l'avait envoûté. Elle-même n'avait pas été insensible au charme romantique du musicien et les regards ardents qu'il lui lançait la flattaient. Toutefois, selon son habitude, en femme fatale accoutumée aux hommages masculins, elle n'en avait fait qu'une bouchée !
Son caprice assouvi, Marthe s'était peu à peu détournée du musicien. Fou d'amour, Bobby s'entêtait et Jeanne, impuissante, le regardait s'étioler. Sa musique prenait des accents de plus en plus pathétiques, son caractère s'assombrissait et chaque soir, Jeanne le voyait avec angoisse noyer son chagrin dans l'alcool.

- Hé ! Jeanne... Tu rêves ?
La voix goguenarde de Luc Dautier l'arracha à sa songerie.
- Oui... Excuse-moi, je n'ai pas entendu ce que tu me disais...
- Je propose que nous finissions la soirée chez moi. Marthe trouve qu'il y a trop de monde ici ce soir... Une fois n'est pas coutume, ton frère ne nous en voudra pas de lui fausser compagnie...
Comme Jeanne lançait un regard vers les coulisses, Luc reprit, sur le même ton, un peu ironique.
- Ne t'inquiètes pas, le beau saxo suivra ! Si Marthe ne lui propose pas d'étrenner sa nouvelle voiture, une de ses nombreuses admiratrices s'en chargera !
Jeanne refoula crânement les larmes qui lui brûlaient les paupières. Elle s'en voulait d'accepter une situation qui lui paraissait humiliante. Tous ces gens frivoles se moquaient des airs de chien battu que prenait Bobby lorsqu'il regardait Marthe à la dérobée.
Pourtant, Jeanne se savait plus forte qu'il n'y paraissait. Elle persistait à les accompagner, parce qu'elle pensait que Bobby n'était pas armé pour les affronter seul. Tant pis si son histoire d'amour était tournée en dérision, tant qu'elle jugerait que Bobby avait besoin d'elle, elle ne le laisserait pas tomber.
Avec des rires et un entrain un peu factice, toute l'équipe des noctambules prit place dans la cohorte des luxueuses autos garées devant l'entrée du restaurant.
Jeanne avait emprunté la voiture de son frère. Le coeur serré, elle vit Bobby s'installer à l'arrière de celle de Marthe. Luc Dautier avait la place d'honneur, à l'avant, auprès de la « star ».
- Je peux monter avec toi ? demanda Adrienne.
- Bien sûr, répondit Jeanne. Mais au retour, il te faudra peut-être trouver un autre chauffeur, car j'ai l'intention de rentrer tôt.
- Tu aurais tort, on s'amuse toujours énormément chez Luc !
Comme Jeanne se concentrait sur sa conduite, Adrienne reprit.
- Je crois que le glas a sonné pour Bobby Kiefferwood ! Notre amie Marthe semble avoir jeté son dévolu sur Luc...
- Tu sais, je n'aime pas trop ce genre de commérages, répliqua Jeanne, un peu gênée.
- Libre à toi, ma belle ! Mais si tu n'as pas l'intention de te mettre sur les rangs, moi je tenterais volontiers ma chance auprès du bel Américain... Et je ne suis sans doute pas la seule !
Heureusement, on franchissait le portail de l'hôtel particulier de Luc et la conversation se tarit d'elle-même.

Luc était sans conteste maître dans l'art de recevoir, rien n'était trop beau pour ses invités. Il fit installer en hâte un somptueux buffet, un maître d'hôtel en habit servait alcools et Champagne.
Dès qu'on eut roulé les tapis du grand salon, Luc activa la manivelle du phonographe et les couples se mirent à tournoyer sur le parquet ciré, au rythme d'une musique douce qui convenait merveilleusement à cette fin de soirée.
Marthe tendit la main à Luc qui se laissa entraîner dans une valse lente et langoureuse. Une coupe de Champagne à la main, Jeanne affichait une attitude décontractée pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de chercher Bobby du regard. Elle s'inquiétait de ne pas le voir car, lorsqu'ils avaient quitté le New Orleans, il semblait avoir bu bien plus que de raison.
Après la valse, quelqu'un posa un Charleston sur le plateau du phono et, malgré l'heure avancée, les convives l'élancèrent sur la piste avec des cris de joie. Après quelques minutes de ce rythme effréné, Adrienne s'approcha de Jeanne.
- Ouf ! Je n'en peux plus, j'ai besoin de me remettre un peu de poudre de riz... Tu m'accompagnes ? Il y a un charmant boudoir, juste à côté...
- Bonne idée, je m'éloignerais volontiers un instant de tout ce brouhaha ! Répondit Jeanne.
Elle reprit après un instant d'hésitation.
- Dis-moi... Tu n'aurais pas aperçu Bobby ?
- Pas depuis que nous sommes arrivés. Pourtant, c'est avec plaisir que je lui aurais accordé une danse !
Ce qu'Adrienne appelait un « boudoir » était en réalité un salon, agrémenté de nombreux fauteuils et de sofas moelleux. Les deux jeunes femmes s'installèrent autour d'une table basse et sortirent leurs poudriers.
Après s'être repoudré le nez, elles s'apprêtaient à rejoindre les autres quand Marthe fit son entrée dans la pièce.
- Ah ! Je vois que nous avons eu la même idée... Partageons donc un peu de calme après toutes ses danses endiablées !
- Oui... Ce n'est pas désagréable... Mais, dis-moi... Il me semble que tu t'entends joliment bien avec Luc ! dit Adrienne.
- C'est un garçon délicieux... Et un parfait homme du monde ! Il m'accompagnera demain soir à la « première » de mon film...
- Et Bobby ?
- Ne mélangeons pas tout ! Bobby est un amant charmant mais ce n'est qu'un musicien ! Sans compter qu'un blessé de guerre, c'était glorieux il y a encore six mois... A présent, il est temps d'oublier tout ça, et sa claudication, aussi légère soit-elle, pourrait nuire à mon prestige !
Ce fut l'instant que choisit Bobby pour émerger d'un profond canapé à moitié dissimulé par un rideau de plantes vertes. Son visage était blême et ses yeux cernés semblaient brillants de fièvre.
À peine gênée, Marthe émit un petit rire perlé. Elle eut un vague geste de la main qui pouvait ressembler à une excuse et se leva prestement. Adrienne l'imita et les deux femmes regagnèrent le salon où l'on dansait toujours.
Jeanne s'était levée à son tour et regardait Bobby qui, appuyé au dossier d'un fauteuil, titubait légèrement. Il tenait à la main une bouteille de whisky largement entamée.
- Viens, rentrons... Ne restons pas ici, lui dit-elle d'une voix qu'elle voulait ferme.
- Oh ! Tu es là, ma « Djanett » !
- Viens Bobby, pose cette bouteille... Ma voiture est garée juste devant l'entrée...
- Ma chère « Djanett »... Que deviendrais-je sans toi ? Tu as entendu ? Elle s'est moquée de moi et de cette maudite jambe qui refuse de guérir !
Jeanne le prit résolument par le bras et l'entraîna dehors. Durant tout le trajet du retour, Bobby ressassa son malheur. Entre deux sanglots, il maudissait son sort et les femmes frivoles.
Jeanne conduisait nerveusement.
- Si tu tenais moins compte de l'avis de ces péronnelles... s'insurgea-t-elle.
Comme Bobby se taisait, elle reprit :
- Cela me met hors de moi de te voir gâcher ton talent dans l'alcool pour des gens qui n'en valent pas la peine !
C'était la première fois qu'elle osait blâmer ouvertement sa conduite ou qu'elle critiquait Marthe. Bobby tenta de faire amende honorable.
- Tu as raison, ma « Djanett »... Mais pourquoi ne m'as-tu rien dit jusqu'à présent ? Je pensais que tu ne te souciais plus de moi !

De retour avenue Montaigne, dans l'appartement qu'elle partageait avec son frère et sa belle-soeur, juste au-dessus du restaurant, Jeanne installa Bobby dans la plus belle des chambres d'amis.
- Jeanne, s'il te plaît... Reste un peu avec moi... implora-t-il en lui prenant la main.
Jeanne s'assit près de lui, elle se tenait un peu raide sur le bord du grand lit où Bobby s'était laissé tomber.
Elle ne dit rien quand il entoura sa taille d'un bras un peu hésitant. Elle ne dit rien non plus quand il posa ses lèvres sur les siennes, mais son coeur battait la chamade. Elle murmura doucement :
- Oh ! Bobby ! Je t'aime tant...
Bobby la serra plus fort, enfouissant son visage dans ses cheveux, et Jeanne sentit sur son cou les larmes qu'il versait en l'embrassant.
- Je t'aime... dit-il d'une voix sourde.
Comment résister à ces mots qu'elle attendait depuis si longtemps ? Quand les mains de Bobby se firent plus exigeantes, elle ne le repoussa pas. Il lui fit l'amour longtemps et fiévreusement. Il la comblait de paroles tendres et Jeanne pensait que cette nuit aurait été la plus belle de sa vie, n'eut été les larmes qu'elle voyait briller aux yeux de son amant.
Enfin, saoulé d'amour, et sûrement de whisky, dans un dernier sanglot, il s'endormit pesamment. Pour peu qu'elle eût plus d'expérience, Jeanne se serait dit « comme un mufle ». Elle le considéra avec tendresse et pensa « comme un enfant ». Elle regagna sa chambre en catimini, craignant que son frère la surprenne. Blottie sous la couette de plumes, elle se sentait envahie d'un bonheur mêlé de tristesse.
Quand elle était encore lycéenne, on lui avait raconté l'histoire d'une jeune fille qui, ayant trop bu un soir de fête, s'était laissé séduire par un bel inconnu. Le garçon s'était enfui pour ne pas l'épouser et la fille en avait perdu sa réputation. Voilà, se dit-elle, je viens d'abuser d'un garçon ivre. Il m'a aimé parce qu'il croyait tenir Marthe dans ses bras ! Demain, en aura-t-il le moindre souvenir ?

Le lendemain, Jeanne se leva de bonne heure et courut vers la chambre d'amis. Elle frappa doucement, personne ne répondit. Craintivement, elle poussa la porte. La chambre était vide. Bobby était parti, il avait même refait le lit !
Jeanne passa une journée effroyable. Elle se disait que Bobby allait certainement déplorer de s'être laissé aller à l'alcool et au chagrin. Elle, elle ne regrettait rien et revivait chaque instant de leur nuit d'amour. Mais quelle attitude adopter en sa présence ?
Vers neuf heures du soir, un taxi s'arrêta devant l'entrée du restaurant. Elle se précipita, c'était toujours vers cette heure-là que les musiciens arrivaient. Elle vit Abraham, Louis et Foster descendre de la voiture. Elle crut défaillir, Bobby n'était pas avec eux !
Le sourire épanoui, Abraham vint à sa rencontre. Devant l'air anxieux de Jeanne, il se fit tout de suite rassurant.
- N'aie pas peur, Miss Djanett ! Il arrive, il arrive ! Et je crois bien qu'il est guéri ! Je ne sais pas pourquoi... Mais je pense que tout ira bien maintenant !
- Ah oui ! Tu peux nous faire confiance, Miss Djanett... Notre ami Bobby, il a l'air complètement guéri ! reprirent en choeur Louis et Foster.
Malgré les affirmations des musiciens, Jeanne demeurait tendue, crispée par l'angoisse. A neuf heures trente, elle entra dans la cave du New Orleans. C'était l'heure du premier solo de Bobby mais le saxophoniste n'était toujours pas là.
A neuf heures trente-cinq, Foster attaqua au banjo, les doigts d'Abraham s'envolèrent sur son clavier et les accords sourds de la contrebasse de Louis inondèrent la salle.
Dissimulée dans un recoin obscur, les yeux brillants de larmes, Jeanne sentait tout son être vibrer d'espoir et de peur mêlés. Les minutes s'écoulaient... « Il ne viendra pas », se dit-elle.
Comme elle fermait les yeux, laissant la musique envahir son coeur douloureux, une main douce effleura sa joue.
Ce parfum de lavande et de tabac blond qu'elle aurait reconnu entre mille... Cette voix tendre aux inflexions caressantes qui murmurait à son oreille...
- Jeanne... J'étais fou... Je t'aime, je t'ai toujours aimée... Tu es la seule femme qui ai jamais compté, mais je ne le savais pas... Ma Jeanne, ma petite Djanett... Pourras-tu un jour me pardonner ?
Quand Bobby l'enlaça, Jeanne avait déjà pardonné. Et le baiser qu'ils échangèrent ne laissait subsister aucun doute... Il n'y avait plus la moindre place entre eux pour une certaine étoile du cinéma !
A neuf heures quarante-cinq, la démarche nonchalante et le sourire aux lèvres, Bobby soulevait le rideau pourpre et faisait son entrée sur la petite scène. Et, quand il empoigna son saxo, pour la plus grande surprise des habitués du night-club, les notes qui s'en échappèrent étaient gaies et vives comme l'air du printemps.

Fin